L'Université populaire et Élisée Reclus
une conférence d'A.K.
V∴M∴ et vous tous mes FF∴,
L’Université populaire est aussi ancienne que l’école de Socrate. Il s’agit d’un concept un peu marginal qui se situe en parallèle à l’enseignement classique de nos athénées, lycées, collèges et universités. Elle concrétise la volonté d’ouvrir le savoir à tous.
Pour bien saisir cette idée, commençons par une histoire datant de la fin du XIXe siècle et qui concerna la franc-maçonnerie belge au premier chef.
Tout d’abord, faisons la connaissance avec une personnalité hors du commun, un Français, un personnage de roman comme le XIXe siècle put en produire. En réalité, il ne s’agit pas d’une personne mais de deux frères : Élie et Élisée Reclus. Élisée Reclus naît en 1830 à Sainte-Foy-la-Grande en Gironde. Son père est pasteur protestant.
En 1843 son père, installé à Orthez, près de Pau, qui souhaite le destiner à une charge de pasteur, l’envoie rejoindre son frère Élie à Neuwied, en Prusse sur les bords du Rhin, dans un collège tenu par les Frères Moraves. Mais Élisée supporte mal l’enseignement religieux : il rentre en 1844 à Orthez en passant par la Belgique. Cependant, il eut l’occasion d’apprendre des langues vivantes (allemand, anglais, néerlandais), et le latin, ainsi que d’y rencontrer des personnalités qu’il reverra plus tard.
Élevé pendant quelques années par une de ses tantes à Sainte-Foy, il prépare le baccalauréat au collège protestant de cette ville. Il rencontre à cette période un ancien ouvrier parisien ce qui lui permet de lire Saint-Simon, Auguste Comte – qui n’est pas le philosophe réactionnaire que l’on présente aujourd’hui –, Fourier et Lamennais.
En 1848 Élisée et Élie s’inscrivent à la faculté de théologie protestante de Montauban. Ils en sont exclus en 1849 à la suite de fugues successives. Ces escapades aiguisèrent l’esprit d’Élisée. Son esprit aventureux et ses dons d’observation lui permirent de s’ouvrir au domaine qui l’intéressera toute sa vie : la géographie sociale. Il se rend en 1851 à Berlin et s’inscrit à l’université pour y suivre les cours du géographe allemand Carl Ritter. En septembre, Élisée retrouve son frère Élie à Strasbourg et ensemble ils décident de rentrer à Orthez à pied en traversant la France profonde. Apprenant le coup d’État du 2 décembre 1851, qui a mené au pouvoir Louis Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III, les deux frères manifestent publiquement leur hostilité au nouveau régime. Menacés d’être arrêtés, ils s’embarquent pour Londres où ils connaissent l’existence miséreuse des exilés. Après avoir séjourné en Angleterre et en Irlande (où il est ouvrier agricole), Élisée quitte Liverpool pour les États-Unis à la fin de 1852 et débarque à La Nouvelle-Orléans.
Il vit de « petits boulots » et peut ainsi observer de près le système esclavagiste. Ses convictions se renforcèrent et il abhorre dès lors l’exploitation de l’homme par l’homme. Pendant ses vacances, il visite le Mississippi et va même jusqu’à Chicago. Il quitte les États-Unis pour la Colombie ayant pour projet d’y exploiter une plantation de café. Il tombe malade, il décide de rentrer en France en 1857 et se fixe chez son frère Élie à Paris. Élisée est engagé par la maison Hachette et rédige des guides de voyage. Ensuite, en 1863, Élie fonde une banque (la société du Crédit au Travail) dont le but était d’aider à la création de sociétés ouvrières. Dans le même temps, Élie s’occupe de la publication d’un journal (l’Association) dont il est à la fois le directeur et le principal rédacteur ; pendant ses absences, il est remplacé par Élisée. Mais l’expérience du Crédit au Travail s’achève sur un constat d’échec en 1868.
En septembre 1864 les deux frères Élie et Élisée adhèrent à la section des Batignolles de l’Association internationale des travailleurs (AIT, fondée le 28 septembre à Londres). En novembre de la même année, Élie et Élisée rencontrent Bakounine à Paris avec qui ils entretiendront des liens amicaux et politiques forts. Ils militent ensemble à la Fraternité Internationale, société secrète fondée par Bakounine. Ainsi, les frères Reclus deviennent des chevilles ouvrières du mouvement anarchiste. Les années suivantes, Élisée participe à des congrès internationaux de l’AIT à Londres et à des réunions anarchistes.
Avec la guerre franco-allemande de 1870, puis la Commune de Paris, Élisée s’engage activement dans l’action politique. Il commence par se présenter aux élections législatives de février 1871, puis participe, après la proclamation de la Commune le 28 mars 1871, en tant qu’engagé volontaire dans la Garde nationale, à une sortie à Châtillon au cours de laquelle il est fait prisonnier par les Versaillais le 4 avril 1871. Le 15 novembre, le Conseil de guerre le condamne à la déportation en Nouvelle-Calédonie. Une pétition internationale regroupant essentiellement des scientifiques anglais et américains et réunissant une centaine de signatures dont celle de Charles Darwin, obtient que la peine soit commuée en dix années de bannissement. Pendant toute cette période, et malgré des conditions peu favorables, Élisée commence à rédiger certains de ses grands textes géographiques : Histoire d’une montagne, ainsi que les premiers éléments de sa Nouvelle Géographie universelle, dont la publication est poursuivie très régulièrement jusqu’en 1894.
À la suite de la décision de bannissement prononcée par le Conseil de guerre, Élisée et sa famille se rendent en Suisse. Il assiste au congrès de la Paix de Lugano en septembre 1872, et fonde une section internationaliste en 1876 à Vevey, avec son ami cartographe Charles Perron, qui dessina pour lui dans la Nouvelle Géographie Universelle. La section publie un journal, Le Travailleur, prônant notamment l'éducation populaire et libertaire. Élisée voyagea beaucoup, ce qui lui permit de parachever son œuvre de géographie et de rencontrer d’autres anarchistes célèbres comme Kropotkine. En 1891, il retourne en France et se fixe avec sa famille à Sèvre.
C’est ici que l’histoire commence. Au mois de mai 1892, le professeur Hector Denis, professeur de géographie, avocat, homme de lettres, député socialiste propose à la Faculté des Sciences de l’ULB d’inviter Élisée Reclus à donner un cours de géographie comparée à l’École des Sciences sociales de l’Université. L’administrateur-inspecteur de l’ULB, Charles Graux à qui on a quelque peu forcé la main, nomme Élisée Reclus comme agrégé de la Faculté des Sciences. Celui-ci, honoré et heureux, répond qu’il commencera ses cours début 1894, le temps d’achever sa Nouvelle géographie universelle. Le 9 décembre 1893, Auguste Vaillant jette une bombe dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale française. Une cinquantaine de personnes sont blessées dont Vaillant lui-même. Vaillant est guillotiné le 5 mars 1894. Les juristes de l’époque font remarquer qu’il est le seul guillotiné en dehors de la Révolution française à ne pas avoir commis de crime de sang puisque personne n’a été tué.
L’attentat de Vaillant eut sur l’opinion publique de l’époque un effet similaire à celui provoqué par les attaques du 11 septembre 2001 à New York et à Washington. En effet, c’est à des symboles fondamentaux que l’on s’est attaqué : l’Assemblée nationale, symbole de la démocratie et les tours du World Trade Center, symbole du capitalisme. Et chacun sait qu’il est bien plus condamnable de s’attaquer à un symbole que de supprimer des milliers de vies humaines. Aussi, Élisée Reclus, avec le poids de son passé et de ses engagements, devenait compromettant pour la branche bourgeoise libérale majoritaire à l’ULB.
Les frères Reclus font l’objet d’une campagne virulente suite à leurs engagements anarchistes. Ils sont étroitement surveillés par la police française. En plus, Vaillant déclara avoir agi au nom d’un des frères Reclus, Paul, réfugié en Angleterre et qui était un grand chirurgien anesthésiste, lui aussi adhérent aux idées anarchistes. Cela était faux mais cela n’augura rien de bon pour Élisée Reclus.
À l’ULB, entre temps, Hector Denis est nommé Recteur. Il est le premier socialiste à occuper ce poste. Cela dit, les pouvoirs du Recteur étaient limités aux questions académiques. C’était l’administrateur-inspecteur Léon Vanderkindere qui détenait le pouvoir de décision. Élisée Reclus, sans doute inquiet pour l’avenir de son cours, annonce le 26 décembre qu’il compte commencer son enseignement en mars ou en avril 1894. Le Recteur en informe le Conseil d’Administration le 30 décembre. C’est à ce moment que l’affaire commence. Vanderkindere et les conservateurs invoquent la doctrine anarchiste professée par Reclus et estiment qu’il est inopportun, en ce moment, de donner une chaire à un tel personnage. Le Recteur Denis défend bec et ongle Élisée Reclus. Il propose de fixer une fois pour toutes le début de ses cours au mois de mars. Le président du Conseil, Charles Buls, estime quant à lui que l’ouverture des cours à ce moment serait un véritable défi à l’opinion publique qui susciterait des manifestations qui pourraient nuire gravement à l’Université. Aussi, la proposition d’Hector Denis est reportée sine die.
Le 5 janvier 1894, Élisée Reclus envoie une lettre à Charles Graux où il fait part des informations le concernant qu’il a lues dans la presse. Il écrit entre autres : « Vous jugerez certainement qu’il m’importe de savoir si le retard de mes conférences a été décidé pour des motifs qui indiquent un blâme contre moi ou pour des raisons absolument étrangères à ma personne. » Au sein de l’Alma mater, les étudiants, ayant eu vent de l’affaire, commencent à manifester. Les cercles adressent de vigoureuses motions de protestation au secrétariat. Vanderkindere réagit en convoquant les présidents des cercles estudiantins et leur enjoint de retirer leurs motions sous peine de sanctions. Cette tentative de reprise en mains ne fait qu’envenimer les choses. Le 13 janvier, les comités des cercles d’études communiquent à l’administrateur qu’ils « ne reconnaissent à aucune autorité le droit de leur défendre de penser ce qui leur plaît et de déclarer ce qu’ils pensent, passent outre aux menaces de l’administrateur-inspecteur. » Ce manifeste est signé par trente-huit étudiants. L’Association libérale accueille une réunion d’étudiants. Un comité d’action est constitué à l’initiative de l’avocat Paul Janson et Vénérable Maître de la Loge Les Vrais Amis de l’Union et du Progrès réunis. Il sera d’ailleurs appelé le « Comité Janson ». Le 15 janvier, le « Comité Janson » lance un « Appel aux étudiants » signés par dix-huit personnalités, dont Emile Vandervelde, le poète Emile Verhaeren et Auguste Houzeau de Lehaie, frère de feu Jean-Charles Houzeau, qui est Grand Maître du Grand Orient.
Le Conseil d’administration se réunit le 16 janvier. Un de ses membres, le grand industriel Ernest Solvay, qui était absent à la séance précédente, tente de calmer le jeu. Il dit, évoquant Reclus : « Comme un homme n’est qu’individuellement responsable de ses actes, je me serais abouché avec M. Élisée Reclus et je lui aurais demandé en toute simplicité, vu les circonstances, s’il ne convenait pas de nous faire une déclaration formelle de principe au sujet de ses vues personnelles et actuelles sur l’anarchie considérée au point de vue théorique et pratique. Il eut compris cela, c’était tout naturel, il nous eût donné satisfaction et nous aurions su alors à quoi nous en tenir sur son cours et les idées qu’il devait y professer. » Tout en se ralliant à la décision du Conseil, Solvay lui reproche en termes diplomatiques son immobilisme et de ne pas être au diapason de l’époque. On pourrait, si nous en avions le temps, analyser cette intervention du Carolo car elle pose en quelques mots un grand nombre de questions de principe.
Le Recteur Denis est mis à l’écart et il présente sa démission. Du côté des contestataires, l’idée de cours libres en dehors de l’Université se fait jour. Une lettre de solidarité du président de la Fédération des cercles facultaires est envoyée à Reclus qui répond en remerciant chaleureusement et il conclut : « être fort heureux, si l’occasion se présente, de faire des cours de géographie comparée à l’Université “libre” ou “librement” en dehors de l’Université. »
L’agitation gagne la rue. Le 20 janvier, à l’occasion de la revue estudiantine une manifestation s’organise au théâtre de l’Alcazar situé près du Vieux Marché dans les Marolles, devenu aujourd’hui une discothèque, manifestation qui anime la soirée au centre-ville de Bruxelles. Le Conseil d’administration est fustigé. Les orateurs incitent les étudiants à la résistance : « Ne souillez pas vos débuts dans la vie intellectuelle par un acte qui serait une déchéance en cas de soumission. »
Remarquons que c’est à trois reprises que les étudiants ont joué un rôle majeur dans l’histoire de l’ULB. La première fois, lors de l’affaire Reclus, la seconde fois en 1941, en prenant ouvertement position – avec tous les risques encourus – pour la branche « résistante » de l’Université qui préférait sa fermeture au déshonneur de l’obéissance à l’occupant. Enfin, la troisième fois, en mai 68, lors d’un mouvement confus en faveur d’une réforme fondamentale de l’Alma mater qui s’est terminé par un lamentable fiasco. Les modérés parvinrent à assurer la réforme de l’Université dans le sens d’une gestion plus démocratique.
La franc-maçonnerie est aussi atteinte par le séisme Reclus, particulièrement la Loge Les Amis Philanthropes à l’Or∴ de Bruxelles.
Élisée Reclus était-il franc-maçon ? Une majorité de FF∴ ne le pense pas, une minorité, dont fit partie le F∴ Léo Campion, lui aussi anarchiste, l’affirme. On sait aujourd’hui qu’Élie et Élisée Reclus furent initiés le 11 mars 1861 dans une Loge à Paris dénommée Renaissance pour les Émules d’Hiram. Il s’agissait d’une Loge jeune – elle avait à peine quatre ans – et était composée de FF∴ d’origines les plus diverses : l’avocat côtoyait sur les colonnes le maçon et le sellier, le médecin siégeait à côté d’un caissier, l’homme de lettres avait pour voisin le chapelier. Le Vénérable Maître de cette Loge était un ami et un partisan actif du penseur socialiste « utopiste » Proudhon. Si cette diversité plaisait aux Reclus, s’ils adhéraient totalement à l’idéal maçonnique universel qui correspond au leur, les symboles les irritaient. Ils n’en tiraient aucun enseignement. Ils n’ont pas refusé l’autorité divine pour se laisser manipuler par des images ! L’anarchisme et les symboles ne font pas bon ménage. Sans doute, n’a-t-on pas réussi à leur faire comprendre la signification profonde de la notion de symboles. Toujours est-il que les frères Reclus s’éloignèrent de la franc-maçonnerie.
Revenons à l’affaire. À ses débuts, la question de l’admission de Reclus à l’ULB restait cantonnée à l’Université. Le 22 janvier 1894, un F∴, membre influent de l’Union des anciens étudiants de l’ULB, du nom d’Emile Feron présente une planche qui demande de discuter, Loges réunies, de la question de la réorganisation de l’Université. À l’époque, il y avait deux Loges à Bruxelles, Les Amis Philanthropes et Les Vrais Amis de l’Union et du Progrès réunis, elle-même fruit de la réunion en 1854 de deux Loges, Les Vrais Amis de l’Union et Les Amis du Progrès. Donc, le F∴ Feron intervenait pour que l’ensemble de la franc-maçonnerie à Bruxelles soit unie dans cette affaire. Feron prend ouvertement position en faveur d’Élisée Reclus. Il considère que l’Université lui a fait une « injure ». Il observe que les étudiants se sont insurgés : « La jeunesse a protesté. Elle a bien fait ! » Le Conseil d’administration de l’ULB veut exclure les étudiants protestataires. Feron s’en indigne. Notons au passage que son fils en fait partie. Il ajoute : « Les AP les accueilleront dans leur temple s’ils sont proscrits de l’Université. Et si on peut leur reprocher un manque d’égard vis-à-vis du Conseil, le Conseil d’administration n’a pas droit aux honneurs divins ».
Le Vénérable Maître des Amis Philanthropes, Eugène Goblet d’Alviella est quant à lui du parti des modérés.
Qui est-il ?
En 1868, à l'âge de 22 ans, il est proclamé docteur - nous dirions maintenant licencié ou « master » en sciences politiques et administratives dans ce qui n'était pas encore une faculté mais un département de la faculté de Droit. Deux ans plus tard, il devenait docteur de cette dernière. Goblet entama une carrière politique, juridique et académique.
C'est au cours des années qui suivirent que, parallèlement à sa carrière juridiqueet politique, il se découvrit une passion pour tout ce qui touchait à l’histoire et à l'évolution religieuses, publiant ses premiers travaux en la matière vers 1875 et devenant ainsi le pionnier en Belgique de la science des religions. Ce qui explique que, quatorze ans après avoir quitté son université, il fait part au Conseil d'administration de son désir, soutenu par Léon Vanderkindere, de donner un cours libre à la faculté de Philosophie et Lettres sur l’histoire des religions. Il fut initié aux Amis Philanthropes en mai 1870. Il accède au vénéralat en 1879 et devient Grand Maître du Grand Orient en 1884. Un an avant, il est élu député libéral à la Chambre des représentants. Goblet d’Alviella se situe entre la régularité maçonnique déiste et le libre examen teinté d’athéisme. C’est ainsi qu’il combattit avec vigueur la tendance à transformer le Grand Orient en groupe de pression politique, délaissant le rituel et le symbolisme. Au contraire, il a enrichi des rituels laissés quelque peu en désuétude.
Il est donc normal que Goblet n’appréciât guère ce mouvement quasi insurrectionnel en faveur d’Élisée Reclus qu’il a même qualifié de « déclaration de guerre à l’Université ».
Le 29 janvier, Les Amis Philanthropes (AP) et Les Vrais Amis de l’Union et du Progrès réunis (UP) tiennent une tenue commune où l’ordre du jour est l’examen du meilleur mode d’administration de l’Université de Bruxelles. C’est Janson, comme Vénérable Maître d’UP qui préside. La tenue tourne mal. Le F∴ Janson veut faire voter un ordre du jour demandant un Conseil d’administration de l’ULB réorganisé sur la base du principe électif et la Maçonnerie fondatrice de l’Université a le droit d’y revendiquer une légitime influence par ses mandataires élus. La division s’installe : les AP votent l’urgence et les FF∴ d’UP y sont opposés. Une seconde tenue est ouverte par les AP et quelques FF∴ d’UP et une planche d’accusation est déposée contre le F∴ Vanderkindere qui a chassé de l’Université « nombre de jeunes gens, fils de nos frères ».
Le 30 janvier, Vanderkindere se fait chahuter par les étudiants et quelque peu bousculer. Il décide la suspension des cours. Après plusieurs jours de confusion, sous la pression de Paul Héger, au nom du corps professoral, le Conseil accepte de rouvrir l’Université et de réintégrer les exclus à la condition qu’ils signent le règlement de l’Université. Les irréductibles ne seront pas réintégrés. Les cours reprennent le 18 février 1894. Une révision des statuts est entamée. Les exclus envoient une lettre demandant que Reclus puisse donner ses cours dans les locaux des AP. Entre temps, Goblet d’Alviella a démissionné de sa charge de Vénérable Maître des Amis Philanthropes et il constitue un noyau de Frères qui accepteront de fonder avec lui une nouvelle Loge, Les Amis Philanthropes numéro 2. Ce sera fait le 10 novembre 1894. Il ne s’agit pas dans son esprit d’un essaimage, mais du retour à une véritable démarche philosophique et initiatique dénuée d’engagements dans la vie publique. À peu près la moitié des F∴ des AP suivront Goblet d’Alviella.
Je ne peux m’empêcher à ce stade de faire une comparaison avec la démarche effectuée quatre ans plus tard par un F∴ des Vrais Amis de l’Union et du Progrès réunis, Paul Stroobant, un astronome au sujet duquel j’effectue une recherche et qui fut directeur de l’Observatoire dans les années 1930. Pour accéder au grade de Maître, le règlement d’UP exigeait la présentation d’une planche consacrée à la formation, la motivation et les convictions du F∴ postulant pour conduire son parcours initiatique. La planche de Stroobant date de janvier 1898, c’est un texte manuscrit d’une trentaine de pages rédigées dans un cahier d’écolier. Stroobant y exprime sa conception de la maçonnerie : « être conservateur dans les traditions et progressiste dans les idées. » Cette contradiction apparente et difficile à mettre en œuvre prouve combien les FF∴ des AP n’ont pas réussi à obtenir une décision juste et équilibrée dans l’affaire Reclus qui aurait abouti à épanouir l’Université plutôt qu’à la diviser alors que cette Loge fondatrice de l’ULB comptait en son sein d’éminents membres de son corps académique.
Si les choses se calment rue des Sols (les locaux de l’ULB se situaient à cette époque dans cette petite rue où se trouve aujourd’hui la FEB), ce n’est pas le cas à la rue du Persil. Petit à petit, à l’initiative du Comité Janson, l’idée de fonder une Université nouvelle en parallèle à l’ULB fait son chemin. Les partisans de cette dernière, dont Goblet d’Alviella, s’y opposent évidemment arguant que cette Université nouvelle qu’on appellera École libre d’enseignement supérieur, fera concurrence à l’Université de Bruxelles. En définitive, l’Université nouvelle est inaugurée le 25 octobre 1894 et donne ses cours dans les locaux de la Loge Les Amis philanthropes. Auparavant, le 2 mars 1894, Élisée Reclus donne sa leçon inaugurale dans une salle comble, celle du grand Temple de la rue du Persil. On estime qu’il y a près de mille personnes agglutinées dans un local trop exigu. Il dit : « Je n’aurai qu’un moyen de vous témoigner mes sentiments, de me dévouer pour vous, dans une passion commune à la recherche désintéressée de la vérité. Par cette passion, nous sommes frères, car nous croyons tous fortement à la parole qui retentit, il y a deux mille ans : C’est la vérité qui nous rendra libres. »
Hector Denis met sur pied l’Université nouvelle ou École libre d’enseignement supérieur. Les frères Reclus font partie du corps enseignant. Élisée pour la géographie comparée et Élie pour l’histoire des religions. La conception de l’Université nouvelle est fondamentalement différente de l’ULB. Elle est gratuite, ouverte à tous, ne distribue pas de diplômes et ses cours consistent plus en des séries de conférences qu’aux classiques cours ex cathedra. Elle correspond en tout point à la définition de l’Université populaire. L’Université nouvelle connut un grand succès étant donné la qualité de son enseignement et l’ouverture d’esprit qui s’en dégageait. Ses promoteurs menaient de front une double mission : un enseignement universitaire traditionnel et la diffusion d’une information plus large et plus variée qui s’inspirent de la pensée des encyclopédistes du XVIIIe siècle. Ce n’était pas de la vulgarisation, mais la transmission d’un savoir universel embrassant les sciences pures, la philosophie, la sociologie et les arts sous toutes leurs formes. Les conférences étaient données par des personnalités, en plus des frères Reclus, comme Émile Vandervelde, Louis de Brouckère, Émile Verhaeren, Marcel Hébert, etc.
Une remarque au passage : cette frange de la bourgeoisie imprégnée de la philosophie des Lumières et consciente de la question sociale, n’a rien à voir avec ces bourgeois d’aujourd’hui appelés les « bobos » ou la « gauche caviar » qui n’ont comme culture que les idéologies confuses de mai 68 et parfaitement à l’aise dans le néo-libéralisme ambiant qui a remis à l’ordre du jour, de manière tragique, la question sociale.
L’Université nouvelle fut dissoute à la fin du Premier conflit mondial, mais l’École libre d’enseignement supérieur fut maintenue sous le nom d’Institut des hautes études en collaboration avec l’ULB. Il continua à accueillir des personnalités de premier plan comme Victor Horta, Igor Stravinsky, Jacques Monod, François Jacob, Ilya Prigogine, etc. Il fonctionne toujours et, en plus des conférences, il donne des cours de langues égyptienne, akkadienne, celtique, en horaire décalé et accessible à tous.
Une autre expérience d’Université populaire existe en Belgique, dans un contexte tout à fait différent. En 1824, le ministre hollandais de l’Instruction publique, Antoine Reinhard Falck, lui aussi franc-maçon, organise des cours publics au Musée de Bruxelles. Il en fait une véritable Université ouverte au public où toutes les grandes matières sont enseignées : les sciences, les mathématiques, la langue et la littérature française, l’histoire, la géographie. Adolphe Quetelet, grand mathématicien, protégé de Falck et fondateur de l’Observatoire de Bruxelles, dirigea ses cours du Musée et donna lui-même le cours de mathématiques. En 1827, le gouverneur du Brabant étendit les cours. Quetelet donna un cours d’histoire des sciences et Philippe Lesbroussart, qui joua un rôle fondamental dans la révolution de 1830 et fut le Premier ministre belge de l’Instruction publique, donna un cours d’histoire générale. En 1834, après la fondation de l’ULB, les cours publics furent supprimés au grand dam de Quetelet. Ils reprirent bien plus tard sous les auspices de la Ville de Bruxelles. Les cours publics se résumèrent à des cours d’astronomie donnés par des astronomes de l’Observatoire. Dans les années 1990, ils furent placés sous la responsabilité du CEPULB et se déroulent à la Faculté des Sciences de l’ULB en horaire décalé, le mercredi, au premier semestre de l’année académique. Ils ont beaucoup de succès et ont suscité de nombreuses vocations d’astronomes dont certains sont aujourd’hui mondialement connus.
Enfin, il existe une association européenne des Universités populaires qui a une section en Belgique. La plus connue d’entre elles est l’Université populaire de Caen fondée et dirigée par le philosophe français Michel Onfray. En France, l’idée d’Université populaire est née au XIXe siècle des Bourses du Travail qui se chargeaient entre autres de l’instruction de la classe ouvrière. Il faut compter également le Mundaneum de Mons fondé au XIXe siècle par des mandataires socialistes et francs-maçons.
Vénérable Maître, vous tous mes Frères, en une époque où l’illettrisme regagne du terrain, où sévit ce que je n’hésite pas à appeler l’entreprise d’abêtissement des masses par les grands medias, à l’heure où l’enseignement universitaire classique est de plus en plus cher et par là inégalitaire, le concept d’Université populaire est tout à fait actuel. Pour ne point en faire des organisations marginales et donc leur donner une utilité, il convient de réfléchir à la manière de l’adapter aux besoins de notre temps. Tâche immense, passionnante, à laquelle doivent s’atteler bien des hommes et des femmes ayant gardé en eux la notion de progrès pour tous. Pourquoi pas, comme dans le passé, des Francs-maçons ?
A.K.
menu
Triangle Élisée Reclus
Contact : ter@tonatiuh.eu